26
Titubant, Enoch alla jusqu’au bureau où il s’appuya. La puanteur était moins abominable, à présent, et sa tête commençait à s’éclaircir. Il parvenait difficilement à comprendre ce qui s’était passé.
C’était positivement incroyable. Le rat avait utilisé le matérialisateur officiel alors que personne, hormis les émissaires accrédités par le Central Galactique, ne pouvait emprunter cette voie. Et Wallace était persuadé qu’aucun des membres du Central n’aurait agi comme le rat l’avait fait. De plus, ce dernier connaissait le sésame qui commandait l’ouverture de la porte. Or, les membres du Central et Enoch lui-même étaient seuls à partager le secret de la formule clé.
Il empoigna son fusil.
Pas de pépin, se dit-il. Il n’y avait pas eu de dégâts. Sauf qu’un extra-terrestre se promenait en liberté et cela, c’était quelque chose d’inadmissible. La Terre était zone interdite pour les non-humains ; planète non reconnue par la confraternité galactique, elle était frappée d’ostracisme.
Enoch se redressa, l’arme au poing. Il savait ce qu’il lui restait à faire. Ramener l’extra-terrestre. L’expulser de la Terre.
D’une démarche encore mal assurée, il sortit, contourna la maison. Il vit l’étranger qui courait à travers champs : il était presque à la lisière du bois.
Enoch s’élança à sa poursuite, fonçant de toutes ses forces, mais il avait à peine franchi la moitié de la distance qui le séparait du couvert que sa proie, plongeant dans la forêt, avait disparu à sa vue.
Les bois s’assombrissaient. Les derniers rayons du soleil illuminaient encore la cime des arbres mais, au niveau du sol, l’ombre, déjà, s’épaississait.
Comme il pénétrait à son tour dans le bois, Enoch aperçut la créature qui dévalait un petit ravin ; elle escalada à vive allure le versant opposé, coupant à travers la masse dense des fougères qui descendaient à mi-pente.
Si elle continuait dans la même direction, cela irait à merveille. Au-delà du ravin, la voie était bloquée par des éboulis de rochers que dominait la masse de la falaise. Si le rat s’y réfugiait, il serait peut-être difficile de le déloger mais il n’aurait pas d’issue pour s’échapper. Seulement il n’y avait pas de temps à perdre. Le soleil se couchait. La nuit allait très vite tomber.
Enoch, accélérant encore l’allure, traversa la zone des fougères et atteignit le versant le plus raide, à quelques centaines de mètres des éboulis. Là, la végétation était moins fournie. Des groupes de buissons épars, quelques arbres disséminés. A la terre fraîche de la forêt, succédait un sol rocailleux constitué par les débris détachés au cours des ans de la masse rocheuse et qui, éclatant sous l’effet du gel hivernal, avaient glissé le long de la paroi. Ils étaient maintenant recouverts d’un épais tapis de mousse, traître sous les pas.
L’extra-terrestre était invisible. Soudain, Enoch aperçut du coin de l’oeil quelque chose qui bougeait et il se jeta à terre. Il distingua alors la silhouette du rat se détachant sur le ciel. L’étranger était embusqué derrière un bouquet de coudriers ; sa tête allait et venait dans un mouvement incessant tandis qu’il surveillait la pente. L’arme à moitié levée, il était prêt à tirer.
Enoch conserva une immobilité absolue. Il étreignait fermement son fusil au bout de son bras tendu. Ses phalanges, écorchées par les pierres, le cuisaient.
L’extra-terrestre disparut derrière les éboulis et l’homme déplaça lentement son arme de façon à pouvoir aisément la saisir si l’occasion lui était donnée de faire feu.
Mais oserait-il tirer ? Oserait-il tuer un extra-terrestre ?
Le rat aurait pu le liquider dans la station alors que Wallace, assommé par la puanteur, était sans défense. Mais il ne l’avait pas fait ; tout au contraire, il avait pris la fuite. Parce qu’il était trop terrifié pour penser à autre chose ? Ou parce qu’il répugnait autant qu’Enoch lui-même à assassiner un être d’une autre race ?
Enoch scruta le fouillis de rochers au-dessus de lui. Rien ne bougeait. Il fallait grimper, et vite ! Le temps travaillait contre lui. Il n’y avait plus qu’une demi-heure de jour et, d’ici là, il devait avoir réglé cette affaire. Si l’étranger s’évadait, il n’y aurait guère de chances de le retrouver.
Mais pourquoi te tracasser pour les problèmes des Galactiques ? lui soufflait une partie de lui-même. N’es-tu pas prêt à révéler à la Terre que la galaxie recèle des races étrangères, à lui livrer toutes les connaissances extra-terrestres en ta possession si tu le peux ? Pourquoi as-tu empêché cette créature de saboter la station ? Si elle l’avait mise hors d’état de fonctionner, tu aurais pu disposer à ton gré de tout ce que contient la base ? Il aurait été de ton avantage de laisser les événements suivre leur cours sans intervenir.
Mais je ne pouvais pas ! s’exclama silencieusement Enoch. Ne le comprends-tu pas ? Je ne pouvais pas !
Il y eut un froissement de feuilles à sa gauche et il bondit, l’arme au poing.
C’était Lucy Fisher, debout, à moins de vingt mètres.
— Va-t’en ! s’écria-t-il, oubliant qu’elle ne pouvait l’entendre.
Elle ne parut pas émue. De la main, elle désigna les éboulis.
— Va-t’en, murmura Enoch d’une voix inaudible en lui faisant signe de s’éloigner.
Lucy secoua la tête et, pliée en deux, se mit à escalader la pente en courant.
Enoch se précipita vers elle. Au même instant, il perçut comme un grésillement tandis qu’une âcre odeur d’ozone emplissait l’air.
Instinctivement, il se plaqua contre le sol. Un peu plus bas, il vit un carré de terre bouillonnant et fumant.
Un laser, songea Enoch. L’arme de l’extra-terrestre était un laser dont l’étroit rayon lumineux était chargé d’une énergie d’une puissance terrifiante.
Se relevant, Enoch se rua en avant et se tapit derrière un groupe de bouleaux chétifs. A nouveau, il entendit le grésillement et sentit passer une onde de chaleur. Un autre carré de terre se mit à fumer. Des cendres voletaient à la ronde ; il en retomba un peu sur le bras de Wallace. Levant la tête, celui-ci constata que les arbres étaient décapités. De minces fumerolles montaient en tourbillonnant des moignons de branches que l’on eût dit cisaillés net.
A présent, l’étranger, quelle qu’eût été son attitude dans la station, était décidé à jouer le tout pour le tout. Il savait qu’il était cerné.
Enoch, accroupi au ras du sol, s’inquiétait du sort de Lucy. Pourvu qu’elle fût saine et sauve ! La petite dinde ! Que fabriquait-elle ici ? Ce n’était pas un endroit pour elle en ce moment... Hank allait se figurer qu’on l’avait encore kidnappée et il allait se mettre à sa recherche.
Il faisait de plus en plus sombre. Seul le faîte des arbres était encore illuminé. Un courant d’air froid montait de la vallée et l’humidité sortait du sol. Un oiseau de nuit lança son cri lugubre.
Enoch, émergeant de sa cachette, se précipita à l’assaut de la pente. Il atteignit le tronc mort qu’il s’était fixé comme but et s’accroupit derrière lui. Cette fois, l’extra-terrestre ne réagit pas.
Enoch étudia le terrain. En deux bonds – le premier jusqu’à un petit amoncellement de pierre, le second qui l’amènerait à la périphérie de la zone d’éboulis – il serait à la verticale de l’extra-terrestre. Que ferai-je à ce moment ? se demanda-t-il.
Impossible d’imaginer à l’avance un plan, une tactique. Quand il serait à la limite des éboulis, il devrait s’abandonner à l’improvisation, utiliser les circonstances telles qu’elles se présenteraient. La position d’Enoch était désavantageuse car il importait de ne pas tuer l’extra-terrestre : il devait le capturer et le ramener à la station en dépit de sa résistance.
Peut-être, à l’air libre, l’arme de dissuasion du rat, sa puanteur, serait-elle moins efficace que dans l’enceinte de la base. Cela faciliterait les choses. Mais Enoch avait beau examiner avec soin l’entassement des rochers, il ne distinguait aucun indice révélant la présence de son adversaire.
Lentement, il commença à se préparer pour le premier bond en s’efforçant de ne faire aucun bruit.
Il devina plutôt qu’il ne la vit une ombre mouvante derrière lui et, prestement, il prit la position du tireur assis. Mais avant qu’il ait eu le temps de braquer son fusil, l’ombre était sur lui. Un choc le renversa tandis qu’une main se posait brutalement sur sa bouche.
— Ulysse ! parvint-il à bredouiller, mais l’ombre menaçante ne répondit que par un « chut » impératif.
Le corps qui l’écrasait sous son poids s’écarta et la paume qui le bâillonnait lui libéra la bouche.
Ulysse désigna les éboulis et Wallace secoua la tête.
Le Galactique colla ses lèvres contre l’oreille du Terrien et murmura dans un souffle :
— Le Talisman ! Il a le Talisman !
— Le Talisman !
Enoch essaya d’étouffer le cri qui lui était monté aux lèvres, se rappelant au dernier moment qu’il ne fallait pas faire de bruit capable de le trahir.
Une pierre dévala le long de la pente. Enoch se plaqua plus étroitement encore derrière l’arbre mort.
— Baissez-vous ! fit-il à l’intention d’Ulysse. Baissez-vous. Il est armé.
Mais il sentit la main de son compagnon lui fouailler l’épaule.
— Regardez, Enoch... Regardez !
Enoch se redressa. En haut des éboulis, deux formes luttaient, accrochées l’une à l’autre. Il hurla :
— Lucy !
Car c’était elle. L’autre silhouette était celle du rat.
Elle lui est tombée dessus en douce, songea-t-il. Sacrée petite imbécile ! Elle lui est tombée dessus ! Elle a profité de ce que le rat concentrait son attention sur la pente qu’il surveillait pour s’approcher de lui sans se faire remarquer et lui sauter dessus.
Elle avait un gourdin à la main, probablement une vieille branche qu’elle brandissait bien haut, mais l’autre lui avait saisi le bras et elle ne pouvait pas frapper.
— Tirez, ordonna Ulysse d’une voix monocorde, d’une voix blanche.
Enoch leva le fusil. L’obscurité l’empêchait de viser. Et les deux adversaires étaient si rapprochés ! Trop rapprochés.
— Tirez ! répéta Ulysse.
— Je ne peux pas, répondit Enoch dans un sanglot. Il fait trop noir.
— Il le faut.
A présent, la voix d’Ulysse était dure et tendue.
— Il faut que vous preniez le risque.
A nouveau, Enoch épaula. Cette fois, sa vision était plus nette. C’était moins l’obscurité, il le savait, qui le gênait que le souvenir de la cible qu’il avait manquée lors de sa récente séance de tir. S’il avait raté son coup là-bas, il pouvait tout aussi bien le rater ici et maintenant.
Le tenon de la mire vint en coïncidence avec la tête de la créature. Mais celle-ci oscillait d’avant en arrière.
— Tirez ! hurla Ulysse.
Enoch actionna la détente. Le fusil cracha son tonnerre. En haut des rochers, le rat, la moitié du crâne emportée, demeura un instant dressé de toute sa taille. Dans la lumière pâlissante, des lambeaux de chair voletaient en tous sens comme un essaim de noirs insectes.
Enoch laissa choir son fusil et s’affaissa, étreignant la mousse de ses ongles, malade à l’idée de ce qui aurait pu arriver, sans force tellement il était heureux que ce ne fût pas arrivé, que les années sans nombre qu’il avait consacrées à s’entraîner dans ce prodigieux stand de tir eussent finalement porté leurs fruits.
Que c’était étrange ! Quelle multitude de choses futiles pour forger un destin ! Car ce stand était futile. Ni plus ni moins, en tout cas, qu’un billard ou un jeu de cartes. Il n’avait eu d’autre fonction que de fournir un passe-temps au gardien de la station. Et pourtant, chacune des heures qu’il y avait passées avait contribué à donner forme à cette heure ultime. Elles avaient toutes convergé ici, sur cette pente.
Il semblait que la terre aspirât la nausée qui l’avait envahi. Soudain, ce fut la paix qui l’habita – la paix qui était celle des arbres et du terreau et du premier souffle du crépuscule. Le ciel, les étoiles, l’espace tout entier recouvraient Enoch et lui chuchotaient qu’il ne faisait qu’un avec eux. Un court instant il eut l’impression d’avoir frôlé une vérité sublime qui lui apportait un sentiment de douceur et de grandeur qu’il n’avait jamais éprouvé.
— Enoch, murmura Ulysse. Enoch, mon frère...
Il y avait comme un sanglot étouffé dans la voix du Galactique. C’était la première fois qu’il saluait le Terrien du nom du frère.
Enoch se mit sur ses genoux. Au sommet de l’éboulis palpitait une lueur d’une merveilleuse douceur. Une luciole géante qui aurait brûlé dans la nuit...
Et la lumière s’approchait. Enoch vit que c’était Lucy qui la portait comme une lanterne.
Il sentit la main d’Ulysse lui emprisonner le bras.
— Le voyez-vous ?
— Oui. Qu’est-ce que...
— C’est le Talisman, répondit Ulysse au comble du ravissement. (Son souffle était rauque.) Et elle en est la gardienne. Nous avons trouvé le nouveau gardien que nous cherchions depuis si longtemps.